fb -- children of the storm (w/ Nelis)

La colère a toujours été vive dans ta poitrine ; feu follet placé là, brulant dans ta gorge, bouillant entre tes clavicules. Une envie perpétuelle d'hurler face aux divinités, face à la vie. C'est douloureux et revigorant en même temps. L'envie d'être perçu comme fort mais juste, le besoin d'être vu comme meilleur.
Elle a toujours été là, la Fureur. Toujours présente, mais avant, elle n'était qu'une brise légère sur un feu laissé sans attention ; désormais, ses flammes sont devenues des coulés de lave, volcan qui se fait menace.

L'étincelle responsable : le départ de ton frère. Abandonné pour qu'il puisse s'offrir une jolie armure luisante, tu lui en veux, tu lui en voudras des années durant. Tu refuses de ressentir autre chose pour cet individu qui est parti, négligence d'un frère pour qui tu aurais pu donner ta propre vie. Admiration des parents pour cet aîné meilleur que toi, pour cet homme que tu devrais suivre, à qui tu devrais un peu plus ressembler.

Cet homme qui n'était pourtant pas là, lorsque vous avez du fuir, sauver quelques meubles pour déménager dans les meilleures conditions, loin de ce village de pêcheurs rasé, loin du feu et des cris. (Il aurait pu vous protéger.)
Cet homme qui n'était pas là, quand tu as passé les tests pour déterminer le niveau du Vif dans ton sang. (Il aurait su à quel point tu es doué. Il aurait pu poser une main sur ton épaule avec fierté.)
Cet home qui n'était pas là, quand ta soeur est elle aussi partie pour rejoindre l'académie des dessinateurs. (Il aurait pu la retenir.)

Tu ne l'as pas vu arriver, mais les souris se cachant dans les bottes de foin autour de votre demeure n'ont pas hésité à te faire passer la nouvelle. Ton nez retroussé d'un dégout que tu ne cherches pas à cacher, tu as fui à l'arrière de la maison, espérant pouvoir te cacher, espérant qu'il ne soit que de passage quelques minutes et qu'il te laisse tranquille.

Cheveux bruns attachés dans ta nuque, boucles soyeuses caressant ta peau légèrement bronzée par le soleil, tu es assis entre les hautes herbes, le début d'une figure en bois que tu tailles d'un geste rageux.
Tu ne veux pas le voir.
Ton grand frère. Celui qui t'a tout appris petit ; comment tailler des petites statuettes de bois. Celui qui craquait face à tes grands yeux larmoyant d'enfant capricieux.

Tu secoues la tête, le poignard qui vient piquer le bout de ton pouce. La douleur te tire des quelques souvenirs qui semblaient attaquer ton regard.

C'est de sa faute tout ça.

Il frémissait d'excitation. Littéralement.
Il avait finalement obtenu ce pourquoi il était parti, tant d'années auparavant. Le savoir, la puissance et surtout, une place dans ce monde. Juché sur le cheval qui le ramenait chez ses parents, pour la première fois depuis le massacre de leur village d'enfance, il pouvait se sentir si différent, en tant de façons qu'il ne parvenait plus à en tenir le compte. Et pourtant, au fond de lui, c'était la même impatience. Celle de pouvoir retrouver les siens, se lover dans les bras de leurs parents, croiser la moue boudeuse de Jasper avant qu'ils se mettent à refaire le monde, parler de l'apprentissage de Lilya.. Il avait hâte de découvrir leur maison, leur quotidien, et de se glisser dans cette vie, quelques jours, comme s'il n'était jamais parti. Peu de lettres avaient été échangées, peut-être une ou deux par an, et il savait que c'était peu, mais à présent, il était libre de faire ce qu'il voulait. Libre de les revoir, de renouer, libre de les rejoindre quand il le souhaitait, et même, il était libre de venir proposer quelque chose d'extraordinaire à Jasper. Et c'était en parti pour cette raison qu'il était là: ils avaient discuté avec leurs parents de quelques soucis de comportement, de la part de Jasper et il avait trouvé la solution. Le bruit des sabots claquant sur le sol pavé, il mis pied à terre et mena son cheval à l'écurie du petit hameau où sa famille avait élu résidence. Il lui demanda si l'endroit lui convenait, et après que ce dernier l'eut allégrement ignoré en allant paître de son côté, il se mit en route vers la maison qu'on lui avait décrit. Il frémissait d'excitation.

Tout ne fut qu'effusions et embrassades pendant au moins une heure et après avoir été présenté à tous les voisins qui montraient le bout de leur nez, on l'orienta vers les bottes de foin autour de la maison. Il dut rapidement se rendre à l'évidence, il n'y avait personne. D'un regard, il avisa des morceaux de pailles écrasés et, sans trop de difficulté, parvint à suivre des pas qui s'éloignaient de la maison vers le champ la bordant. Enfoui jusqu'aux genoux dans les herbes hautes, il avança d'un pas discret et sans bruit jusqu'à une silhouette assise. Dissimulé derrière un arbre, il jeta un œil à son frère qui ne l'avait pas encore vu. Comme il avait grandi. Et comme il ressemblait à un homme à présent. La nostalgie lui étreignit le coeur un instant, et il repensa à ce qu'avait été leur vie ensemble. Ils avaient grandi l'un à côté de l'autre et, sans s'en apercevoir, Nelis s'était mis une pression sur les épaules dont il n'avait eu conscience que très récemment. Il avait souhaité, en tous temps, être homme à rendre fière sa famille, et surtout, il avait voulu être celui sur lequel son frère et sa soeur pouvaient compter, celui qui les protégerait quoi qu'il arrive. S'avançant d'un pas, il s'adossa à l'arbre, les bras croisés sur sa poitrine et déclara simplement

« Bonjour ! » L'émotion lui étreignant la gorge, et il s'empêcha de courir jusqu'à lui pour le prendre dans ses bras. Ils ne s'étaient pas vus depuis des années mais il était sûr qu'il serait aussi content que lui de le voir. « J'ai failli ne pas te reconnaître tellement tu as grandi ! » Il était amusé par la situation, et lui qui avait toujours été le plus grand avait sans doute du souci à se faire - de ce qu'il pouvait voir de lui, assis dans l'herbe. Il s'approcha de quelques pas et lui demanda « Alors? On n'embrasse pas son frère préféré ? » Il ne parvenait plus à gommer son sourire, tant il était heureux de le voir, et encore plus de la proposition qu'il avait à lui faire. Le regard que Jasper posa sur lui suffit à effacer le bonheur de son visage. Pourquoi cet air si renfrogné ?

tw: discussion de violence, d’attaque sur un village, de mort, de sang.

Tu n’as pas vraiment envie de savoir ce qu’il fait là ; tu n’as pas envie de voir le regard heureux, soulagé de vos parents alors qu’il t’embarque. Tu n’es pas l’enfant le plus facile ou le plus brillant, surtout pas face à la figure grande et fière de ton frère, pas face à l’intelligence de ta soeur. Tu n’es pas la plus grande fierté de tes parents, tu le sais mieux que personne. Tu le sais, quand ils parlent de tes deux aînés aux gens du marché avec le torse bombé, le regard clair ; mais qu’ils doivent te récupérer par la peau du cou à la fin de la discussion, quelques bijoux et tissus précieux volés débordant de tes poches.
Ils t’aiment, tes parents. Ils t’aiment assez pour te laisser naviguer ta vie comme tu le sembles, assez pour supplier le bijoutier de ne pas prévenir les autorités. Ils n’y arrivent pas toujours, et tu as passé plus d’une nuit au milieu d’un cachot puant encore la gnole et la pisse du précédent criminel.
Mais tu es encore jeune et tes yeux doux fonctionnent même sur les gardes, alors tu n’as pas eu d’autres problèmes. Pas encore, en tout cas.

Tu supposes que tes parents ont déjà prévenu Nelis, précieux fils-roi, via les quelques rares échanges de lettre. Au début, enfant heureux d’avoir des nouvelles de ton frère, tu passais des longues minutes à dicter ce que tu voulais répondre à tes parents, sautillant partout dans votre petite salle de vie.
Mais les années avançant, cette excitation s’est transformée en lassitude. Ce besoin de tout savoir s’est transformé en une colère sourde, incontrôlable, qui dévore tout ce qui est positif, englouti les bons souvenirs qui tentent de revenir vers la surface, qui te hurlent à quel point tu es injuste avec celui qui vous a toujours aimé, toujours protégé, toujours voulu être le meilleur pour sa fratrie.

Tu continues de tailler ta petite figurine, l’ours qui prend lentement forme sous tes coups de poignard. La souris lance un regard sur le côté avant de fuir et tu sais qu’il n’est pas loin, qu’il est à ta recherche. Il n’est pas prédateur et tu n’es pas proie, pourtant, tu gardes fermement l’arme entre tes mains, le pouce qui appuie contre le côté non tranchant pour une meilleure tenue. C’est Lottie qui t’a apprit ça ; elle t’a aussi appris à voler dans les poches, pattes de velours.

Mais tu ne bouges pas, attends qu’il commence la conversation. Tu espères qu’il va te jeter un regard, vérifier que tu n’es pas en train de commettre un crime impardonnable et repartir dans les bras de vos parents, pour leur raconter absolument tous ses exploits.
Mais il ne bouge pas. Reste contre l’arbre derrière lequel tu t’étais réfugié.

Le bonjour te prend par surprise ; non, c’est la pure joie derrière ce mot qui te surprend. Tu tournes la tête, le nez encore froncé, la mine toujours plus boudeuse.
Il a changé. Il a vraiment changé. Ton frère est grand, bien plus large. Il semble cacher le soleil, il semble avaler toute la lumière pour mieux la ressortir. Joie, bonheur. Tu peux tout lire dans les grands yeux cyans de ton aîné. Tu l’aurais reconnu, bien entendu. Tu as passé tout le début de ta vie à l’admirer, vouloir lui ressembler.
Tu passes inconsciemment une main sur ton début de barbe, troué et légèrement piquant, essayant de t’imaginer avec une pilosité aussi impressionnante que celle de Nelis.

Les choses ne changeront surement jamais. Il sera toujours meilleur que toi sur tous les points et c’est stupide que ce soit sa barbe qui te le fasse enfin comprendre.

Frère préféré. Tu as envie de lui dire qu’il est ton seul frère et que ce rôle lui revient pas défaut, comme quand tu étais enfant. Mais est-ce qu’il peut réellement encore prétendre à ce rôle ? Ce rôle de frère ?
« Qu’est-ce que tu fais là Nelis ? » tu finis par répondre sans te redresser, tes yeux qui se baissent sur le bois taillé, celui qui prend lentement une forme animale. « Tu n’as pas une mission super importante à boucler ? Le monde à sauver ? Un village à raser ? » tu marmonnes avec une certaine rage derrière tes dents serrées. Il n’était pas là pour sauver votre village d’enfance, pas là pour vous protéger. Tu lui en veux, encore maintenant. Ton port te manque. Ton coin préféré, les pieds dans l’eau, à apprendre comment pêcher avec les vieux pêcheurs du coin : ils te manquent. Tu as perdu un ami, lors de l’attaque. Tes parents aussi. Lui aussi, tu supposes ; mais Nelis n’était pas là, ne portait pas un baluchon sur l’épaule pour fuir, enjambant la terre brulée et abreuvée par le sang de ceux qui avaient péri. « Tu devrais rentrer, Nelis. » Nelis. Pas grand frère, pas ‘idiot’ comme tu l’appelais avant. Juste Nelis.

S'il ignorait à quoi il s'était attendu, ce n'était clairement pas à cela. Le regard de son petit frère posé sur lui dénotait trop avec son propre enthousiasme et il s'interrogea une seconde sur l'origine de l'inimitié qu'il semblait lui portait. C'était nouveau pour lui, et oui, ils s'étaient chamaillés étant plus jeunes, comme tant de frères avant eux, mais jamais il n'aurait cru que cela ne s'améliorerait pas avec le temps. Loin de se dire que tout cela était de sa faute, il fronça les sourcils et attendit la réponse de Jasper, qui ne tarda pas à venir. Et il ne s'y était pas attendu, chaque mot de son frère s'enfonçant comme une lame sous sa peau; une lame brûlante, aux ravages incroyables. Il ne comprenait pas la haine, il ne comprenait pas la colère et surtout, il n'envisageait pas de ne rien pouvoir y faire. Ses yeux quittèrent les siens pour se fixer sur la statuette qu'il était en train de former et soudain, Nelis ne sut plus quoi dire. Il avait attendu ce moment depuis tant de temps - peut-être trop - où ils se retrouveraient, il avait eu envie de le revoir, il avait même un poste à lui proposer. Plus encore, il voulait revoir la fierté dans les yeux de son petit frère, parce qu'il se battait pour lui, pour eux, depuis tant d'années. L'idée de pouvoir leur offrir l'argent dont ils avaient tant manqué, auparavant, et de les rendre fiers. Mais à présent, il n'était plus sûr de ce qu'il devait faire ou dire, et il goûta pour la première fois à la déception d'avoir l'impression de n'être pas le bienvenu. Pour autant, il savait qu'il avait mis du temps, trop de temps, avant d'oser les revoir, et c'était uniquement car il pensait ne pas avoir la moindre légitimité à revenir dans leurs bras sans avoir rien à leur raconter, rien à leur offrir. La bourse qu'il avait déposé sur la table de ses parents, malgré les protestations de sa mère, avait apaisé un peu en lui la culpabilité d'avoir attendu toutes ces années. Les reproches à demi formulés par Jasper lui firent comprendre que non, rien ne rattrapait jamais le temps perdu et il inscrivit cette phrase dans son esprit, comme une leçon amèrement apprise. Se mordant l'intérieur de la joue, il accueillit avec douleur les derniers mots de son frère et se retint de lui tourner le dos. « Je suis venu vous voir, et j'aurais cru à un autre accueil de ta part. » Mais il ne voulait pas lui faire la morale, il n'était plus temps pour cela. « Et je n'ai pas envie de rentrer. Je n'ai pas fait tant de chemin pour ne pas te voir. » Se rapprochant d'un pas, il vint s'asseoir, sans le regard, dans l'herbe auprès de lui - juste assez loin, cependant, pour ne pas risquer aggraver son humeur déjà ombrageuse. « Parle moi, petit frère. Dis moi ce que tu as à me dire et ainsi, je réparerai les choses. » Naïvement, il était de ceux qui pensait que rien n'était brisé pour toujours, aussi, il observa la statuette tenue par Jasper et lui adressa un sourire. Il n'aurait su expliquer pourquoi son coeur battait si douloureusement, mais il était sûr que ce qui viendrait serait dévastateur.

tw: discussion de violence, d’attaque sur un village, de mort, de sang.

En vérité, tu ne te demandes même pas si ta colère est justifiée. Tu ne te demandes pas comment il se sent, cet homme que tu as admiré pendant toutes les premières années de ta vie. Tu ne te demandes pas comment il prend ta voix, ta haine après plusieurs heures, surement plusieurs jours de route tout cela pour vous retrouver.
Réparer les choses. Tu ne sais pas si cela est possible. Les restants de ta vie sont toujours quelque part dans un village rasé. Dans les bras d'un aîné parti trop tôt. Dans le regard aimant mais déçu de vos parents. Dans les chuchotements entre villageois quand ils te croisent.

Il s'installe et même s'il est assez loin, ce simple geste te donne envie de tout bruler. Tu veux te lever, lui balancer le début de figurine en bois au visage et hurler toute ta douleur ; mais tu ne fais rien, tes phalanges qui se resserrent sur le petit portrait d'ours que tu es en train de tailler. Non. Cette colère restera profondément en toi, dévorant les quelques points positifs de ta vie, teintant les bons souvenirs pour qu'ils restent amers.

Il n'y a rien à réparer, parce qu'il ne reste rien. Votre relation est morte il y a des années de cela, bien avant qu'elle puisse murir et devenir ce qu'elle aurait du être ; cadet et aîné, complices et confidents, aimants et se charriant.
Il y a peut-être un monde, quelque part, où tu l'aurais accueilli avec une embrassade chaleureuse. Un monde où tu l'aurais suivi, rejoint, rendu fier. Où vous auriez pu vous battre pour la paix, épaule contre épaule, dos contre dos. Un monde où tu aurais pu mourir dans ses bras après l'avoir protéger d'une attaque.
Mais ce monde est loin et inexistant. L'embrassade s'est transformée en froideur, le duo militaire incroyable en deux personnes isolées.

« Et tu feras ce même chemin retour quoi qu'il arrive. Tu m'as vu, pas vrai ? Tu as rempli ta mission du jour, bravo chevalier. » Le venin est vif dans ta voix ; ton attaque est lâche mais elle te soulage malgré tout d'un poids, léger mais bon. Ton regard se baisse sur tes mains, sur la dague et le bois entre tes doigts. « Il n'y a rien à réparer, Nelis. Rien à récupérer de ce que tu as abandonné en partant. » Chien blessé qui montre les dents, la colère dans le fond de ton poitrail est un animal en danger, près à attaquer s'il tente de se rapprocher.

Le sourire. Le sourire qu'il t'adresse est la pire des menaces ; car c'est la seule arme qu'il pourrait utiliser pour te faire craquer. La seule arme face à laquelle tu es faible.
Souvenir d'un temps meilleur. D'un frère protecteur. Des rires. Des balades au milieu des champs, mais aussi des navires et des pêcheurs.
Son sourire ; il tente de te faire plier. Tente de te manipuler. Tu ne seras pas aussi faible.

« Tu es parti Nelis ! Tu ne peux pas revenir comme si tout était comme avant. Comme si tu étais encore dans ce même stupide village qui n'existe plus désormais. Comme si tu n'avais rien à te rapprocher. » Tu grognes, la voix petite, serrée, qui s'extirpe difficilement de ta gorge. « On a du partir. Les parents étaient persuadés que tu allais débarquer sur ton cheval blanc pour sauver la situation, comme tu l'as toujours fait. » Tu continues, craches les informations comme si chaque mot était une insulte. « Mais t'avais mieux à faire, je suppose. Quelque chose de plus prestigieux que de sauver un pauvre village de pêcheurs. » La colère n'est pas calmée, mais toi, tu es simplement épuisé. « Qu'est-ce que tu es venu faire ici, Nelis. Dis moi au moins la vérité. Tu me dois bien ça. » Regard noir sur ton aîné, figurine tellement serrée au fond de ton poing que le bois commence à craquer.

S'il essayait de ne pas sentir les effluves de colère émanant de jasper et qu'il se concentrait plutôt sur la beauté des lieux, la douceur de l'air et ce parfum de pain en train de lever au four, il se serait presque senti parfaitement apaisé et heureux. Mais ça suintait la hargne, et il pouvait même sentir les tréfonds de la haine de son frère venir mordiller les berges de sa satisfaction d'être revenu. C'était plus dur que ce à quoi il s'était préparé, lui qui pensait qu'ils l'accueilleraient tous à bras ouverts, qu'ils ne lui en voudraient pas de ne pas s'être montré pendant tant de temps.. A quoi s'était-il attendu, finalement ? A ce qu'ils se tombent dans les bras, à ce qu'ils rattrapent le temps perdu et se confient leurs envies, leurs espoirs et rêves? Oui, c'était exactement ce qu'il avait souhaité, et encore maintenant, il peinait à comprendre ce qui était impossible là-dedans. Chaque mots de la phrase qui suivit le heurta en plein coeur, déversant une haine qu'il n'avait pas envisagée et se logeant si loin sous ses côtes qu'un instant, il eut du mal à respirer. Abandonné. Le mot venait d'être lâché et quelque part en lui, quelque chose céda. C'était tout ce qu'il avait eu d'espoir pour les siens, de crainte tue quand lui-même était incapable de venir les aider. Quand il avait appris pour le village, leur fuite, la peur et les drames, il avait voulu les rejoindre pour leur venir en assistance mais il en avait été empêché. L'apprentissage l'avait amené si loin des siens que son maître l'avait dissuadé de partir; de toutes façons, le temps qu'il parvienne à leur village, il n'y aurait trouvé que fumerolles, maisons écroulées et personne pour lui dire la direction à prendre. Il avait attendu alors, patiemment, guettant les comptes-rendus de ceux qui se rendaient sur place; il avait décrit la maison et on lui avait rapporté de bien étranges nouvelles; la maison était effondrée, mais aucun corps ne semblait loger sous les gravats. L'attente finalement et puis les courriers de ses parents, l'enjoignant à venir les voir dans leur nouvelle maison, la survie de ceux qui lui étaient chers et le soulagement de n'avoir à compter aucun des siens dans les victimes de l'attaque. Il s'était remis à son apprentissage et alors, il n'avait plus pensé à leur rendre visite. Mais il n'avait abandonné personne, ce n'était pas ce qu'il avait voulu, tout du moins. Son sourire s'effondra sous le poids des mots qu'il lui balança ensuite; c'était effrayant, de constater les dégâts du temps et de l'absence, ça l'était encore plus de comprendre que tout était de sa faute. Et les mots s'enchaînèrent, lourds de reproches, d'une attente qu'il n'avait jamais comblée, des années qui s'étaient dressées entre eux, en mur infranchissable. Et il laissa passer une bonne minute après le début du silence, finalement, pour tenter de reprendre contenance et de ne surtout pas lui répondre de la même manière ; la colère par la colère. Mais il était injuste, Jasper, il était injuste de lui remettre la faute dessus, de ne pas même essayer de comprendre ce qu'il avait entrepris, que tout cela, il l'avait fait pour eux, il n'était tout de même pas stupide au point de croire qu'il n'avait rien fait pour eux ? « Tu as raison, je suis parti. » Il tenta d'accrocher encore le regard de son frère et lorsqu'il y parvint, il ne cilla plus, pour ne pas risquer le perdre. « J'avais envie que ma vie ait un sens, autrement qu'en pêchant. Je voulais être capable de revenir et de pouvoir vous protéger, vous nourrir, vous offrir le monde sans qu'il soit dangereux. » Sa voix ralentit un peu, pour s'achever sur un souffle. La contrariété de n'avoir pas été là pour les protéger était probablement le seul regret qu'il porterait toute sa vie. « J'étais loin lorsque c'est arrivé. Je..» Il se rappelait encore les regards doux et la pitié dans la voix lorsqu'on lui avait appris l'attaque. « J'étais loin et je m'en veux de ne pas avoir pu vous aider. T'aider. Je suis désolé, Jasper. » Les mots avaient lavé un peu de la tristesse qu'il ressentait, pauvre Nelis, toujours persuadé qu'ils pourraient se réconcilier après tant de colère. « Tu comprends pas, Jas', t'as pas saisi; j'suis parti pour devenir quelqu'un dont vous pourriez être fiers, j'voulais vous protéger contre le monde entier et du coup, j'ai pas été là quand vous en aviez besoin. Quand t'en avais besoin. » Et il retint à grands renforts un hurlement de rage, ce dépit qu'il gardait en lui devant l'inutilité de sa formation pour protéger les siens. Baissant la voix, encore un peu, il reprit « Je suis venu te proposer de venir avec moi. Maintenant que j'ai terminé d'apprendre, je peux enseigner, et j'ai pensé que ça t'intéresserait.. Tu m'en veux, mais on pourrait attaquer un nouveau chapitre, se lancer dans une aventure tous les deux : notre aventure à nous.. » Et il y croyait, Seigneur, il y croyait si fort.

tw: discussion de violence, d’attaque sur un village, de mort, de sang.

Il y a une partie de toi, lointaine, petite, bien cachée, qui te hurle de ne pas faire ça. De ne pas briser ce qui ne pourra être réparé ; de ne pas continuer sur ce chemin de colère et de haine injustifiée. Une partie que tu soupçonnes être toi plus jeune ; Jasper-enfant se débat de toute ses forces dans le fond de ta poitrine, tente de sauver les quelques bons souvenirs grignotés par l'orgueil, essaie de maitriser le monstre d'hormones et d'impulsivité que tu es aujourd'hui.
Mais cette colère est trop profonde et cette rancoeur bien trop forte. Les rires d'enfants que vous étiez sont noyés par les hurlements d'un village mort. Les conseils de ton grand frère, ses étreintes, ses blagues, ses regards tendres ; changés en absence et amertume.

Tu es injuste ; tu es idiot, mais le savoir ne change rien à ce que tu ressens. Le savoir ne fait que monter ton animosité, ton envie de te débattre, pire : ton envie de fuir.
Tes plans sont faits. Tu sais que tu ne vas pas rester encore des mois ici ; tes parents ne sont bien entendu pas au courant et ils ne le seront pas avant le lendemain de ton départ, quand ils retrouveront ton lit vide et le parchemin que tu as prévu de laisser. Rien d'exceptionnel, tu n'as pas envie de t'étaler dans une dramatique lettre pleine de raisons, de pourquoi et de pourquoi-pas, tu penses que tes parents ne méritent pas de souffrir de cette hargne qui t'habite depuis le premier jour. Juste quelques mots, juste pour qu'ils ne s'inquiètent pas de trop. Leur dire que tu feras parvenir quelques lettres quand tu le peux et que tu veux simplement découvrir le monde.

Tu ne diras rien non plus à Nelis, encore moins alors qu'il te confie vouloir partir avec toi. Te donner une chance ; t'enseigner l'art de la guerre et les manières à suivre pour être un bon petit soldat.
Il est parti il y a si longtemps, ton frère ; il ne te connait plus. Pas le toi d'aujourd'hui en tout cas, pas le toi se rebellant contre chaque règle stupide, contre chaque loi injuste. Tu ne survivrais pas dans un milieu aussi rigide. Mais ça il ne le sait pas : parce qu'il ne te connait pas. Il ne te connait plus.

Alors face à son espoir, face à l'avenir en duo que Nelis te propose, ta première réaction est de rire. C'est la plus belle des plaisanteries, la plus drôle de toutes ses blagues. Il peut être très drôle, quand il s'y met ton aîné. Hilarant.
Et ton rire le montre. Tu te moques, clairement et son honte de son idée. Fou rire aigre et piquant ; acide.

« Tu n'y croyais quand même pas ? » Vitriole que tu lui balances au visage. Venin craché ; il sera regretté bien plus tard, des années après. « Je crois que c'est toi qui comprends pas. Y a pas d'aventure à nous deux, Nelis. C'est trop tard. C'est fini ! » Tes bras s'ouvrent, s'écartent, comme pour lui présenter la carcasse de votre fratrie. « Bravo pour ta protection Nelis, c'est super sympa d'être parti pour ça. Je suis pas certain ça a été vraiment utile, par contre. » Tu es cruel et méchant. Tu ne sais pas si tu l'as toujours été, ou si tu l'es devenu. « On est tous très fiers de toi, bravo. Mais y'a pas de nouveau chapitre pour nous. Maintenant si tu pouvais me laisser tranquille ce serait génial. » Tu termines, l'ironie qui suinte de chacun de tes mots et sans plus un mot, tu reprends la création de cette figurine en bois.

Tu creuses le fossé entre vous avec passion ; scie la branche sur laquelle tu es posé. Tu ne regrettes rien ; cela va changer.